Dans un monde professionnel où les relations de travail peuvent parfois se tendre, la question de l’enregistrement des conversations suscite de nombreuses interrogations. Avec l’évolution récente de la jurisprudence, notamment le revirement majeur de la Cour de Cassation en décembre 2023, nous observons un changement significatif dans l’approche légale des enregistrements clandestins. Étant consultants auprès d’organisations diverses, nous constatons que cette question touche aussi bien les managers que les collaborateurs, chacun cherchant à protéger ses intérêts dans un environnement professionnel parfois complexe.
L’enregistrement clandestin au travail : entre délit pénal et preuve recevable
Traditionnellement, enregistrer une conversation à l’insu de son interlocuteur constituait un délit sanctionné par l’article 226-1 du Code pénal. Les sanctions prévues sont sévères : jusqu’à un an d’emprisonnement et 45 000 euros d’amende. Ces peines peuvent même être alourdies à deux ans d’emprisonnement et 60 000 euros d’amende lorsque l’auteur est le conjoint ou le concubin de la victime.
Pourtant, une distinction fondamentale s’est progressivement établie entre la sphère privée et professionnelle. Dès 2006, la Cour de Cassation précisait que les enregistrements qui interviennent dans un contexte professionnel ne sont pas nécessairement punissables pénalement. L’élément déterminant réside dans le contenu de la conversation plutôt que dans le lieu où elle se déroule.
Dans notre pratique d’accompagnement des salariés confrontés à des situations de management pathogène, nous observons que cette distinction s’avère cruciale. Un entretien avec un supérieur hiérarchique portant sur des questions professionnelles, même s’il se déroule dans un cadre informel, peut potentiellement être enregistré sans tomber sous le coup de la loi pénale.
Le tableau suivant résume les différentes situations d’enregistrement et leur qualification juridique :
Type de conversation | Qualification juridique de l’enregistrement | Recevabilité comme preuve |
---|---|---|
Conversation privée sans lien avec le travail | Délit pénal (article 226-1 du Code pénal) | Non recevable en civil (sauf exceptions) |
Conversation professionnelle | Non délictuel en principe | Potentiellement recevable depuis 2023 |
Réunion professionnelle avec information préalable | Légal avec consentement | Pleinement recevable |
En 2023, près de 3 800 plaintes ont été déposées en France pour des faits d’enregistrement sans consentement, tous contextes confondus. Ce chiffre illustre l’importance croissante de cette problématique dans notre société hyperconnectée.
Le revirement jurisprudentiel de 2023 : une nouvelle ère pour la preuve déloyale
Le 22 décembre 2023 marque un tournant décisif dans l’approche judiciaire des enregistrements clandestins. Jusque-là, ces preuves obtenues sans consentement étaient généralement écartées des débats devant les juridictions civiles, notamment le Conseil de Prud’hommes. La déloyauté dans l’obtention de la preuve suffisait à la rendre irrecevable.
Cette nouvelle jurisprudence, qui s’aligne sur la position de la Cour européenne des droits de l’homme, établit que l’illicéité ou la déloyauté dans l’obtention d’une preuve ne conduit plus automatiquement à son exclusion des débats. Désormais, le juge doit mettre en balance deux principes fondamentaux :
- Le droit à la preuve du justiciable
- Le droit au respect de la vie privée

Pour qu’un enregistrement clandestin soit admis comme preuve, deux conditions cumulatives doivent être remplies :
La preuve doit être indispensable à l’exercice du droit, ce qui signifie que le justiciable ne dispose pas d’autres moyens pour établir les faits qu’il allègue. Dans notre expérience d’accompagnement des personnes confrontées à des accusations mensongères, nous constatons que cette condition est souvent remplie dans les cas de harcèlement moral ou de discrimination, où les preuves traditionnelles font défaut.
L’atteinte portée à la vie privée doit être strictement proportionnée au but poursuivi. Les juges évaluent la gravité de l’intrusion par rapport à l’importance du litige et des droits à défendre. Pour un salarié victime de harcèlement, l’enregistrement d’un entretien où son supérieur tient des propos déplacés pourrait ainsi être jugé proportionné à l’objectif de protection de sa santé mentale.
En matière pénale, contrairement au civil, les enregistrements clandestins ont toujours été recevables, même s’ils sont obtenus de manière déloyale ou illicite. Cette différence d’approche tend désormais à s’estomper avec le revirement jurisprudentiel de 2023.
Qui sont les personnes les plus exposées aux risques d’enregistrements clandestins ?
Cette évolution jurisprudentielle modifie profondément les rapports professionnels, créant un environnement où potentiellement “tout le monde peut enregistrer tout le monde”. Plusieurs catégories de personnes se trouvent particulièrement exposées :
- Les managers et cadres dirigeants doivent désormais surveiller attentivement leur expression, tant écrite que verbale, lors des réunions d’équipe ou des entretiens individuels
- Les employeurs, notamment lors des négociations préalables à un licenciement, où des propos imprudents pourraient être capturés et utilisés ultérieurement
- Les salariés eux-mêmes, susceptibles d’être enregistrés par leurs collègues ou leur hiérarchie

Dans notre pratique d’accompagnement, nous remarquons une vigilance accrue des professionnels, particulièrement lorsqu’il s’agit de soutenir un collaborateur victime de harcèlement. Les conversations délicates sont de plus en plus souvent formalisées par écrit ou menées en présence de témoins.
Pour les salariés confrontés à des situations difficiles, comme ceux menacés d’un licenciement pour inaptitude, cette évolution jurisprudentielle offre de nouvelles possibilités pour défendre leurs droits, tout en nécessitant une approche mesurée et respectueuse du cadre légal.
Recommandations pratiques pour un enregistrement conforme à la loi
Pour éviter tout risque juridique, l’idéal reste d’obtenir le consentement préalable des participants avant d’enregistrer une conversation professionnelle. La CNIL (Commission Nationale de l’Informatique et des Libertés) recommande plusieurs bonnes pratiques :
Informer clairement les participants avant le début de la réunion ou de l’entretien. Cette information doit préciser la finalité de l’enregistrement, sa durée de conservation et les personnes qui y auront accès.
Proposer des alternatives en cas de refus, comme la prise de notes manuscrites ou la présence d’un tiers témoin. Au cours de nos vingt années d’expérience en conseil, nous avons constaté que cette approche transparente favorise généralement un climat de confiance.
Ne pas conserver les enregistrements au-delà de la durée nécessaire à l’accomplissement de l’objectif poursuivi. Une durée de conservation excessive pourrait être considérée comme disproportionnée au regard du RGPD.
Pour les cas où l’enregistrement sans consentement préalable serait envisagé comme ultime recours, nous recommandons une extrême prudence et idéalement une consultation juridique préalable. La frontière entre preuve légitime et violation de la vie privée reste ténue, malgré l’évolution jurisprudentielle récente.
Nous observons que les entreprises modernes intègrent de plus en plus ces questions dans leurs règlements intérieurs ou leurs chartes éthiques, définissant clairement les conditions dans lesquelles les enregistrements sont autorisés ou prohibés au sein de l’organisation.